21 Vol et Restitution
En rentrant de Duane Reade ce soir là, Alice sortit sa clé de son sac et vit que la porte était ouverte. Elle lâcha la clé et ferma les yeux. Elle n’avait pas besoin d’entrer pour savoir ce qui s’était passé.
Alice arriva à l’hôpital presbytérien juste avant minuit. Elle gardait un espoir, mais elle savait.
Ses parents l’attendaient dans le hall. L’espoir commença à s’envoler… Ils la prirent dans leurs bras.
– Le temps qu’ils l’amènent ici, c’était trop tard, laissa échapper sa mère.
Alice hocha la tête dans l’épaule de son père.
– Ils pensent que c’était un caillot, ajouta Judy. On en saura bientôt plus.
Quelle importance que ce soit un caillot, un anévrisme ou une attaque ? Ils avaient fini par se préparer à tout. Ça ou autre chose…
– Ils n’ont rien pu faire.
Alice sentit les odeurs familières de ses parents.
Le shampooing antipelliculaire de son père, le parfum de rose et de cire du rouge à lèvres de sa mère, et la combinaison unique, si particulière, de ces deux odeurs. « C’est dans le cou qu’on sent le mieux l’odeur des gens », songea Alice, hors de propos. En se concentrant, elle sentait encore l’odeur du cou de Riley.
Des gens passaient devant eux. Visiblement, il leur suffisait de regarder Alice et ses parents pour deviner qu’ils venaient de perdre quelqu’un. Comme devant un accident de la route, certains avaient du mal à cacher leur curiosité. « Dites, qui est ce qui est mort ? » semblaient ils demander.
« Ma sœur, leur fille. Elle venait d’avoir vingt cinq ans », avait envie de leur répondre Alice. Il fallait vraiment qu’elle ait quelque chose qui clochait pour penser aux autres dans un moment pareil.
– Ça s’est passé très vite, murmura sa mère. Lui tendait elle la perche pour qu’elle pose des questions sur les détails concrets du drame ? Alice ne souhaitait ni poser de questions ni connaître les réponses, et elle en voulut à sa mère de l’y inciter. Il fallait vraiment qu’elle ait quelque chose qui clochait pour en vouloir à sa mère en un moment pareil.
Alice savait que le chagrin changeait les gens, mais elle fut surprise de découvrir qu’il vous laissait aussi vos petits travers.
– Vous l’avez vue ?
– On était avec elle, répondit son père.
– J’aurais voulu être là…, murmura Alice. Un sanglot s’échappa de sa gorge.
– Tu étais là, affirma Ethan.
Ethan, en pleurs, tremblait comme un enfant, et Paul se sentit vieux et adulte. Il était venu à l’appartement de la 98e rue parce qu’il savait qu’il pouvait y apporter un peu de réconfort. Lui, qui n’avait pas laissé Ethan lui effleurer l’épaule depuis ses dix ans, le prit dans ses bras. Il ressentait son chagrin. Il avait le sien, mais ils ne se confondaient pas. Ils ne pouvaient pas partager.
– On savait que ça arriverait, sanglota Ethan. On a essayé de se préparer, mais…
– On ne peut jamais être prêts, répondit Paul.
Il regarda l’appartement avec des yeux étonnés. Il se sentait anesthésié, déconnecté de ce qui se passait à l’intérieur de lui et totalement en phase avec l’extérieur. Pour lui, le vrai foyer de la famille était la maison de Fire Island, parce qu’elle l’incluait. Mais c’était ici qu’ils vivaient. Il n’était venu que rarement, compte tenu du lien qui les unissait. Il s’aperçut qu’il avait une vision plus objective ici qu’à Fire Island, où il manquait de recul. Il fut par exemple frappé par l’exiguïté et le manque de lumière naturelle. Il avait toujours poétisé leur sens de l’économie, comme si c’était un style, un choix de vie. Mais l’état de leur mobilier, les dégâts des eaux au plafond, les étagères qui s’affaissaient trahissaient une vie de privations.
– Il y a des choses que je voudrais pouvoir changer, déclara Ethan au bout d’un moment.
Si pénible que ce fût de le voir pleurer, Paul dut reconnaître qu’Ethan y mettait une certaine élégance.
– Il y a des moments de ma vie que je revivrais autrement.
Paul hocha la tête. Il voyait à quoi il faisait allusion.
– Pour Riley. Et pour toi, aussi, ajouta Ethan. Reprenant ses propres mots, Paul répondit :
– Considère toi comme pardonné.
Il se rendait compte qu’il se substituait à Dieu, mais c’était ce dont Ethan avait besoin.
– Rien de tout ça n’a plus d’importance.
Ethan avait l’air trop accablé pour accepter ce fait immédiatement, et en même temps, pressé de voir arriver cet instant.
– Vraiment, insista Paul.
Et pour la première fois, il était conscient d’être sincère.
Alice était incapable de rester chez elle avec ses parents. Elle ne tenait pas entre quatre murs.
Tout juste si elle était capable de rester enfermée dans sa propre peau – mais elle n’avait pas le choix. Alors, elle alla se promener seule dans Central Park.
Là, elle se baladait comme tout le monde, comme si tout allait bien. « Vous vous rendez compte de ce qui s’est passé ? » avait-elle envie de demander au ciel, aux arbres et à tous ceux qu’elle croisait, jusqu’aux bébés et aux chiens. « Non, vous ne vous rendez pas compte ! » aurait elle voulu leur crier. Elle n’aurait pas imaginé que la douleur pouvait rendre narcissique.
En fin de matinée, elle ne tenait plus dans le parc, ni dehors, au milieu d’inconnus. Elle rentra chez elle, où ce n’était pas mieux. Si seulement elle avait pu dormir ! Et si elle décrétait que la journée était finie ? Et le lendemain aussi, et le jour d’après… Elle aurait voulu pouvoir dormir tous les jours suivants, et pourquoi pas tout l’été. Mais le temps ne risquait il pas de perdre ses propriétés curatives si on le traversait en dormant ?
Elle se coucha tout habillée. Les transitions habituelles, comme se déshabiller, semblaient ouvrir une brèche par laquelle la douleur pouvait vous sauter dessus sans crier gare.
Par la porte entrouverte de sa chambre, son père l’aperçut dans son lit.
– Paul est passé. Il espérait te voir.
Paul n’arrivait pas encore à pleurer pour lui même, mais il se surprit à pleurer pour Alice en descendant Columbus Avenue, après avoir quitté l’appartement. Au lieu de penser pour lui-même, il se surprit à penser pour Alice. Sa propre peine était difficile à ressentir, mais pas celle d’Alice. Imaginer son visage et son chagrin avait la magie presque instantanée de transformer les abstractions en sentiments.
Riley était la vaillante protectrice d’Alice, son pare-chocs. Il se demandait parfois si c’était le fait d’avoir Riley comme bouclier, pour prendre les coups à sa place, qui avait permis à sa sœur de devenir aussi adorable. Les difficultés vous rendaient plus fort, mais visiblement pas plus heureux.
Et lui dans tout ça ? Il imagina sa villa là-bas sur la dune, battue par le vent, la pluie, le sel et le sable, dressée devant leur petite maison pour la protéger. Quelle chance, se disaient les autres, d’avoir une immense demeure les pieds dans l’eau avec ces vues d’éternité. Ils avaient peut-être raison. Mais rien ne se dressait entre lui et le ciel implacable. Pour prix de ces vues, on prenait parfois une trempe.
Plus de Riley. Plus de maison. Il avait rudoyé Alice, lui avait fait du mal, lui avait refusé le peu de réconfort qu’il aurait pu lui apporter. Il la revit lors de leur dernière rencontre, éteinte, les gestes lents, la voix atone.
Il aurait voulu pouvoir réparer. Il aurait fait n’importe quoi pour lui rendre ce qu’il lui avait pris, même si ça impliquait de renoncer à elle. C’était peut-être le mieux qu’il puisse faire pour elle. Toutes ses tentatives pour l’aimer n’avaient abouti qu’à la blesser. En rentrant chez lui, il tomba sur les piles d’articles qu’il avait rassemblés sur les recherches en cardiologie, les greffes et les cœurs artificiels. Son bureau en était couvert. Il avait arrêté tous ses travaux universitaires afin de s’en occuper. Il avait déjà rempli presque tous les dossiers pour faire un don au nom de Riley à l’hôpital presbytérien de Columbia.
Mais maintenant, assis à son bureau, il ne voulait plus les regarder. Il resta immobile à fixer le mur devant lui, le menton dans une main, attentif aux clichés fugaces de Riley qui défilaient dans sa tête. Et il sut qu’elle ne voudrait pas être associée une fois pour toutes à sa maladie de cœur. En cherchant, il pensa à des choses qui lui plairaient : la protection de la nature sur Fire Island, un nouveau poste de sauveteur pour surveiller la longue étendue de plage au-delà de Cutter Walk, des fonds pour la protection du dauphin blanc.
Il enfouit la tête entre ses bras et se laissa de nouveau envahir par Riley.
Freeport, Merrick, Bellmore, Wantagh, Seaford, Amityville, Copiague, Lindenhurst, Babylon.
Ces noms résonnaient comme un étrange poème aux oreilles de Paul. Il n’était jamais descendu à aucun de ces arrêts, mais ils avaient pour lui quelque chose de légendaire, d’autant qu’il faisait sans doute le voyage pour la dernière fois.
Il descendit à Bay Shore. Il commença par attendre un taxi, mais perdit patience en moins d’une minute et partit à pied. Le soleil était couché depuis longtemps. C’était un mardi soir. Il se demanda combien de ferries partaient encore ce jour là. Il courut au port, où il arriva juste après le départ du dernier. Alors il prit le bateau de Saltaire, puis il marcha.
Dans un drôle de rêve éveillé, il déboucha sur la Grand-rue, si familière qu’il ne la voyait même plus. Ce soir, il la vit avec les yeux de Riley. Et avec ceux d’Alice.
Il alla directement chez lui, en s’efforçant de ne plus y penser comme à sa maison. Encore un drôle de tour de passepasse de l’argent : il suffisait d’en transférer une grosse somme d’une personne à une autre pour perdre tout lien officiel avec un endroit qui concentrait tous les moments les plus importants de votre vie. En un sens, ce serait plus facile si les nouveaux propriétaires l’abattaient. Comme ça, la vie qu’il y avait vécue reposerait dans la terre, au lieu d’être recouverte par une nouvelle couche de vies et de souvenirs. Il fallait qu’il pense à cette maison comme à un corps dont l’âme se serait envolée.
Il mit au point son explication en parcourant les derniers mètres. Personne ne répondit quand il frappa à la porte. Il alla à la porte de derrière, sans trop y croire, car il n’y avait pas de lumière. Elle était fermée à clé. Il essaya toutes les autres, y compris les portes fenêtres. Tout était verrouillé.
Jamais ils n’avaient fermé cette maison. Qui fermait à clé ici ? A quinze ou seize ans, il entrait dans toutes les maisons qui bordaient les dunes pour se servir à boire et à manger. Mais c’était avant qu’elles coûtent trois millions de dollars.
Que pouvait il faire, maintenant ? Il n’avait qu’un but en tête. Il ne devait pas s’en écarter. Il ne renoncerait pas. S’il pouvait arranger ça, le reste pouvait peut-être s’arranger aussi.
Il alla frapper chez les Weinstein, deux rues plus loin. Il eut un peu mauvaise conscience en voyant apparaître M. Weinstein en peignoir.
– Désolé de vous déranger. Barbara est là ?
– Une minute.
Barbara, heureusement, n’était pas en pyjama.
– J’ai un service à vous demander, lui dit il. Je pourrais avoir une clé de la maison ? J’ai juste besoin d’y entrer quelques minutes.
Barbara le regarda un peu de travers.
– Paul… (elle regarda sa montre), il est onze heures du soir et vous me demandez la clé d’une maison qui ne vous appartient plus.
– Désolé. Je me rends bien compte que je vous dérange. Je ne resterai pas longtemps, c’est promis.
– Vous ne comprenez pas, Paul. Je ne peux pas faire ça.
– Pourquoi ?
Il réalisa qu’il avait l’air négligé, avec ses cheveux en bataille et sa barbe de trois jours. Sa chemise était sale et ses yeux probablement hagards.
– Cette maison n’est plus à vous. Vous n’avez pas plus de droit dessus que sur n’importe quelle autre maison de l’île. Je ne peux pas vous donner cette clé plus qu’une autre.
Il n’allait pas se mettre en colère. Il n’allait pas lui faire remarquer qu’elle avait touché une commission de plus de cent mille dollars sur la vente.
– On a vécu ici pendant vingt trois ans, dit il. Cette maison m’appartenait encore il y a trois semaines.
« Riley est morte. Vous comprenez ça ? »
– Je regrette, dit-elle. Si je pouvais vous aider, je le ferais.
Il ne laisserait pas tomber. Il retourna chez lui. Il ne voulait pas regarder la plage. C’était trop. Il fut assailli par le souvenir de tout ce qui s’était passé ici, il ne pouvait y échapper. Il s’était mis en danger en revenant.
L’immensité pouvait être terrifiante. Le volume de l’univers suspendu au-dessus de nos têtes. Le mystère de l’océan qui vous liait au monde froid des profondeurs.
Il y avait un moyen. Il escalada les jardinières jusqu’au premier avant-toit. Le vent s’était mis à souffler, et il s’attendait vaguement à être déséquilibré et projeté dans le noir. Y retrouverait il Riley ? Il s’agrippa au rebord de la fenêtre tandis que son pied gauche dérapait, cherchant un appui. Un bardeau se détacha. Il le regarda faire un tour sur lui-même avant de s’écraser au sol. Enfin son pied trouva une prise et il cala son gros orteil dans le petit renfoncement libéré par le bardeau. Il se hissa jusqu’au rebord de la fenêtre, porta son poids sur ses genoux et glissa les doigts sous le châssis pour le soulever. Evidemment, il était verrouillé. C’était quoi, leur problème, à ceux-là ? Qu’avaient ils de si précieux à protéger ?
En dernier recours, il pouvait toujours casser la vitre. Il longea la façade à l’horizontale, d’une fenêtre à l’autre. Il entendit l’océan rugir derrière lui. Et, beaucoup plus inquiétant, des voix. Des gens passaient sur la plage, alors qu’il se trouvait agrippé à la façade d’une maison comme une araignée empotée. Il s’immobilisa. Ses doigts crispés sur leur prise commençaient à trembler. Le bruit de la conversation se rapprocha puis, au bout de ce qui lui parut être une éternité, il s’éloigna. Il remercia le ciel qu’ils n’aient pas levé la tête.
Le problème, c’était l’angle de la maison. Coup de chance, l’adrénaline vint à son secours, le rendant sourd à la douleur musculaire. Il y avait une gouttière. Dans son souvenir, c’était une grosse gouttière, mais elle lui apparut soudain bien frêle, surtout comparée à son propre poids. Il baissa les yeux vers la terrasse et s’imagina étalé dessus. D’une main, il saisit la gouttière. Merde. Elle s’écarta du mur en grinçant, mais il réussit à s’y maintenir le temps de se cramponner au cadre de la fenêtre, avant qu’elle ne se détache en l’entraînant dans le vide.
Riley s’éclaterait, pensa-t-il malgré lui. Riley s’éclaterait à faire ça. Il ressentit sa présence, lui qui ne croyait pas à ce genre de phénomènes.
Une fois stabilisé sur le rebord de la fenêtre, il évalua l’état de la gouttière, maintenant tordue et décollée du mur. Il faudrait sans doute qu’il rembourse aux nouveaux propriétaires le coût des réparations.
De là, il descendit jusqu’à l’étroit balcon qui longeait la maison. Il avait dû s’y tenir deux fois dans sa vie, en se demandant chaque fois pourquoi personne n’y allait. Franchement, on ne voyait jamais personne sur les balcons. L’intérêt, c’est que la porte ne fermait pas. Elle était équipée d’un de ces loquets ridicules qui faisaient un tour complet pour peu qu’on les tourne assez fort. De fait, elle s’ouvrit docilement, et il pénétra dans sa maison. Qui n’était plus la sienne.
« On peut appeler ça un cambriolage », son geatil. Pouvait on être poursuivi pour être entré par effraction dans une maison qu’on avait possédée pendant vingt trois ans afin d’y reprendre un effet personnel ?
Il entra doucement dans sa chambre, retrouvant les vieux grincements de toujours. Il n’alluma pas, mais le clair de lune lui montra que son bureau et son lit avaient disparu, ce lit où il ne dormait que rarement et où il avait fait l’amour maintes fois avec Alice. Il ressentit un élancement, une douleur physique dans le bas du ventre. Il y avait un berceau, une table à langer et une balancelle, et un tapis brodé de libellules.
Il se dirigea vers le placard où il ouvrit un vieux tiroir intégré, poissé par plusieurs couches de peinture. Il glissa la main tout au fond. Il était là, pile où il l’avait fourré quinze ans plus tôt.
Il referma le poing dessus, descendit l’escalier. En sortant par la porte de derrière, il s’avoua qu’il n’était pas revenu reprendre un effet personnel. Plutôt récupérer une chose qu’il avait volée. Selon les mathématiques de la morale, deux mauvaises actions n’étaient pas censées aboutir à une bonne. Mais son cœur lui disait que c’était parfois possible.
Dans le train du retour, Paul garda le chapelet d’Alice dans sa main en sueur.
Il pensa à Dieu, en qui il n’avait pas beaucoup cru jusque-là. Ni au Père ni au Fils. Mais le chapelet était tiède, et il se sentait coupable de le tenir ainsi alors qu’il n’était qu’un mécréant, sans la moindre idée de l’usage qu’on était censé en faire. Ça lui rappela la fois où il était allé à l’église avec Alice et Riley et où il avait communié par erreur.
Il ne voulait pas se fâcher avec Dieu, ne serait ce que parce qu’Alice était croyante. S’il s’excusait et si Dieu existait, l’entendrait il ? « Désolé », lui dit il, au cas où. Maintenant que Riley était quelque part là-haut, il espérait que oui, en un sens. Il pensa à son père, ce qui éveilla une nouvelle vague de culpabilité. « Ce n’était pas ta faute », dit il à Dieu, au cas où.
L’église du Saint Sacrement de la 71e rue était remplie de visages dévastés, à commencer par les leurs. Compte tenu du nombre de fois où ils étaient venus ici en retard et en tenue négligée, toujours anonymes, c’était déplaisant d’être traités comme des VIP sous prétexte qu’ils étaient les plus malheureux.
Alice avait l’impression d’assister aux obsèques d’un enfant. Le public était composé de la communauté qui les avait vues grandir : amis de la famille, mais surtout de leurs parents ; camarades de classe, mais surtout ceux qui connaissaient son père ; amis d’enfance de Fire Island. Il y avait trois copains des années de Riley aux NOLS, un formateur et deux anciens élèves. Et aussi un type avec qui elle avait travaillé dans un restaurant de Jackson Hole l’hiver où elle était allée y skier. Riley n’avait pas étudié ni travaillé dans une institution classique. C’était peut-être plus difficile de se créer un cercle de relations quand on n’aimait pas s’intégrer.
Puis, alors que la cérémonie allait commencer, les sauveteurs arrivèrent. Voilà, songea Alice. Ça, c’était le monde de Riley. Une nouvelle vague de larmes lui monta aux yeux. Ils étaient venus en force : au moins vingt cinq, dont Chuck, Jim et deux anciens. Tous étaient droits et dignes. Ils comprenaient la grandeur de sa sœur.
Alice chercha Paul du regard. Elle avait espéré qu’il viendrait s’asseoir avec eux, mais ce n’était pas son style. Il était l’ami d’enfance de Riley, celui qui avait partagé avec elle des milliers d’aventures. C’était le seul, à sa connaissance, à qui Riley ait jamais écrit une lettre.
Le genre d’ami à côté de qui tous les autres devaient paraître de pâles imitations.
C’était déprimant de dire au revoir à Riley dans une église. Elle qui ne supportait pas de rester assise dans la pénombre pendant la messe, alors qu’Alice, elle, en tirait un plaisir secret.
Paul fut sans doute le dernier à arriver. Il s’approcha d’eux, mais pas pour s’asseoir. En murmurant qu’il avait quelque chose pour elle, il lui glissa une chaîne dans la main. Elle ne comprit ce que c’était qu’en baissant les yeux. Les souvenirs l’assaillirent.
Il le lui avait pris. Il le rendait. Elle le questionna du regard. Il avait les traits tirés et les yeux gonflés.
– Désolé, articula-t-il sans bruit.
Et il disparut pour aller se chercher une place au fond de l’église.
Elle tenait son vieux chapelet à deux mains. Elle le trouvait tellement joli à l’époque.
– Tu crois que ce sont de vraies pierres ? avait-elle demandé à sa mère, en espérant très fort que oui.
– Non, ce doit être du verre, avait répondu Judy.
Elle se rappelait les soirs où elle avait récité ses Je vous salue Marie et Notre Père en boucle, avec le sentiment d’être transportée, en se demandant si elle l’était réellement.
C’était donc lui qui lui avait pris. Sur le coup, elle l’avait soupçonné, mais elle lui avait accordé le bénéfice du doute, comme toujours.
Quelle tristesse, en un sens. Quelle bêtise. C’était pour lui qu’elle priait, alors.
Paul appela sa mère pour lui annoncer la mort de Riley. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait dû localiser Lia et composer son numéro. Il estimait qu’il devait le faire, sans bien savoir pourquoi.
Il pleurait silencieusement au téléphone. Puis il se contenta d’écouter les questions de Lia et ses remarques de circonstance.
– Quel malheur ! Quelle tragédie pour sa famille ! commenta-t-elle.
Et presque sans transition, elle se lança dans une tirade sur une vieille amie qui lui avait volé de l’argent.
Paul écarta le combiné en se demandant pourquoi il l’avait appelée.
Peut-être parce que Lia avait connu Riley autrefois, quand tout était différent. Quand elle était une autre Lia, avec des cheveux différents, une manière d’être différente. Peut-être une partie de lui espérait elle encore pouvoir accéder à cette ancienne version de sa mère et, dans la tempête de la tragédie, la retrouver le temps d’une minute.
En raccrochant, il comprit son erreur.
Lia avait de la chance, en un sens, que Robbie ne soit pas mort plus tard. Elle considérait la mort de son mari comme le drame de sa vie, mais Paul réalisait maintenant que c’avait été une aubaine pour elle.
En regardant les vieilles photos, il y avait vu quelque chose qu’il savait déjà. Ses parents avaient pris des directions diamétralement opposées bien avant la mort de son père. Il devinait aisément ce qui se serait passé si Robbie était toujours parmi eux, comment les choses auraient fini.
Dans les circonstances, Lia pouvait s’imaginer qu’ils auraient été heureux. Se persuader qu’elle était apte au bonheur, qu’elle était fondamentalement quelqu’un de bien, que, oui, elle pourrait à nouveau être heureuse.
Paul ne s’était il pas complu dans le même fantasme ? Tant qu’il pouvait se raconter qu’il aurait pu aimer et être aimé si son père avait vécu, il s’autorisait à rester passif et sceptique. Mais si c’était faux ? Ethan l’avait aimé et Paul avait trouvé un prétexte pour le rejeter. L’idée de l’amour était toujours plus facile que sa mise en pratique.
Il avait fallu la mort de son père pour rendre cette illusion possible. Ils pouvaient le remercier. Il était leur martyr et leur avait laissé un bien précieux. Au moins, eux, ils pouvaient toujours se raccrocher à ça.